Un gars que j’aime bien prononçait l’autre jour ces mots. Un gars qui aime bien, lui, défocaliser et avoir en tête que tout ça est surplombé par un preneur de sons, qu’on ne voit pas sur l’image.

Moi je n’y connais rien en preneur de sons, mais je défocalise plusieurs fois par semaine en ce qui concerne la souffrance animale (et humaine aussi, mais on en parlera une autre fois, si vous voulez).



Mon petit point de vue n’est pas supérieur aux autres, il est juste situé à un endroit encore obscur, malgré le nombre croissant de caméras qui s’y implante, de gré ou de force.

On y voit l’arrivée des vaches dans leur camion, et on les suit jusqu’à leur mort.

Mon preneur de sons est double et il est situé de chaque côté d’une boîte contenant, je l’espère, le nécessaire pour analyser et infléchir au besoin les situations rencontrées. Je dis je l’espère, parce que c’est pour ça qu’on me paye, pas toujours de bon coeur _quand la bouse ou le sang éclaboussent un peu le préfet_ mais on me paye quand même, jusqu’ici on peut pas se plaindre.

La petite phrase du titre (et la précédente, qui concernait la planète) a donc déclenché en moi ce processus intermittent, qu’est l’envie d’écrire. Avec l’espoir que mon lecteur aurait l’envie de répondre à mes contradictions.

Voilà bien, depuis toutes ces années, 300 000 vaches que je vois passer, qui réchauffent mon quotidien, et qui m’apprennent mon métier, rien qu’à les observer.

Le parcours du camion à la chaîne, il n’est pas toujours le même. Il dure plus ou moins longtemps, il voit plus ou moins de monde, des plus ou moins calmes, ça dépend des jours, ça dépend des heures d’arrivées et aussi du nombre de copines (ou de copains) qui sont déjà sur place et qui ont, ou pas, la priorité.

Le final, il n’est certainement pas le plus agréable, ça non, mais que ce soit à cet endroit ou ailleurs, le final, je crains qu’on ne soit pas très nombreux à l’aimer.

Là il est décidé, c’est exact, il est même prémédité, oui, et depuis bien longtemps, depuis avant la naissance. Que ce soit l’objectif même de l’élevage, ou juste la dernière destination après une longue carrière parallèle, il est prévu.

Pas forcément dans l’indifférence générale d’ailleurs : parfois c’est la chouchoute, la vache du petit, qu’a grandi, comme tous les petits, et qu’est parti faire ses études à la ville. Alors c’est un crève-coeur, évidemment, mais les parents ou les grands-parents, eux, ils ont grandi aussi, à leur manière, avec des cheveux blancs et le final qui se rapproche, pas forcément accompagné d’une retraite en or, et souvent ils n’ont pas d’autre choix.

Le final, donc, c’est un monsieur ou une dame qui te regarde, qui s’appelle Bruno, Sylvie, Albert ou que sais-je, qui te pose un truc sur le front parce que c’est pour ça qu’on le paye, lui, et puis ensuite plus rien.

Les scientifiques se sont (enfin !) penchés sur la question et ils ont fait plein d’expériences (me demandez pas comment), pour en arriver à nous dire exactement quels signes font craindre qu’après le coucou de Sylvie ou de Bruno il n‘y ait pas « plus rien ».

Si Sylvie ou Bruno sont à un moment de la journée où le chef n’est pas là pour les emmerder, où ils n’ont pas de retard à rattraper ou s’ils n’ont pas trop mal partout et le corps qui renonce, ils vont le voir ce signe, et ils vont « retaper ».

Parce que Sylvie, Bruno et les autres, c’est rare que la cruauté les inonde, c’est comme ailleurs hein ? N’en déplaise à Bollo, il n’y a pas des Hanoubitmol partout ! Quoiqu’il en soit, deux minutes après, le sang se sera échappé et la vie sera partie avec.

La mort est plus ou moins douce, en abattoir ou au dehors, et il n’est pas question de renoncer à l’améliorer.

Les caméras ? pourquoi pas, mais si c’est le patron qui les regarde, on risque de ne pas protéger qui on pensait. La vache, elle sera bien traitée quand l’ouvrier sera bien traité, alors évitons de donner des armes à son chef, un malheur est si vite arrivé.

La mort, elle nous fait tous peur, c’est sans doute une des causes du rejet de la viande aujourd’hui. Je me souviens, avant d’entrer dans un abattoir, comme cet endroit représentait le summum de l’horreur pour moi, bien plus qu’un lieu de mort et de sang : une terreur irrationnelle, rassemblant à elle seul toutes les monstruosités qui nous hantent depuis le temps où l’on vivait dans des grottes.

Moi, travailler dans un abattoir ? jamais ! Et en plus dans le secteur où les animaux sont encore vivants ? Impossible, je ne pourrai pas.

Cette fois encore, ce qui m’effrayait le plus, j’ai fini par m’y frotter. J’y ai découvert une mine cachée, de relations humaines mais aussi de clés pour comprendre le monde extérieur.

Je vous passe les détails pour me concentrer sur ce qui précède la mort. La vie.

On ne croirait pas, mais ce qu’on apprend de plus important sur la vie des bêtes, dans un abattoir, se lit sur les animaux. Sans avoir besoin de dons de voyance, on sait si l’animal a été bien transporté, déjà, mais aussi comment il a été élevé.

A son état d’embonpoint, on sait si le patron était généreux. Et il est d’autant plus généreux qu’il n’attend de sa vache « que » la fabrication de beaux muscles. S’il en attend du lait, il sait que la nature est bien faite, et que la priorité des organismes ira toujours à la mamelle (pour le « bébé » !) , avant d’aller charpenter la maman. Pas besoin dès lors d’engraisser les bêtes, ce ne serait que gaspillage pour une production qui peut s’en passer. Là encore, rares sont les Hanouchiottes parmi les éleveurs, pour eux la question c’est de vivre. Encore la vie, tiens.

A son état de propreté, on sait si elle a vécu dans un pré, ou si elle sort directement de sa stabulation, où ses jambes s’enfonçaient jusqu’à mi-cuisse, dans le fumier accumulé des derniers mois. Sa propreté mais aussi ses pieds, ses articulations, sa bouse, et aussi, son odeur.

Je garde profondément impregné en moi le souvenir des ces trop rares bêtes, vaches ou taureaux, qui arrivent, du foin dans le toupet, et l’odeur d’herbe fraîche, d’air pur et de panse heureuse, exhalé par leurs naseaux, quand elles viennent renifler mon visage.

Si la question c’est, ne pas manger de viande pour la planète, alors oui, pour les animaux élevés hors sol, en stabulation, pour le lait ou pour l’engraissement prématuré.

Mais ceux qui vivent dans les prés et les entretiennent, si on les retire _ parce que y’a peut-être pas des Hanoubip partout, mais il y a encore moins de généreux donateurs qui entretiendront tout ça en prolongeant la vie jusqu’au bout, pour rien, pour le plaisir et en payant les frais vétérinaires pour les soins et l’euthanasie… à moins qu’on en arrive à des zoos bovins ? autre débat que celui des zoos…_, on fait quoi à la place ? des forêts ? des champs de céréales ? Il faudrait alors prouver que la culture du bois, et celle du maïs ou du blé, polluent moins que des vaches au pâturage. Bon courage.

Si c’est « pour la souffrance animale, quand même, beaucoup », ce qui est également très respectable, alors j’en arrive quand même aux mêmes conclusions : est-ce que ce qui compte, c’est la mort ? Celle qui nous attend tous. Ou bien ce qui fait une vie sans souffrance, c’est plutôt la vie ?

Pour moi, c’est la vie qui fait la différence.

Et entre une vie de vache laitière, enfermée, inséminée, nourrie uniquement pour son lait, privée de son veau dès les premiers jours, vieillie prématurément par l’usure de la production laitière, au rythme effréné d’une gestation par an, et la vie d’une vache allaitante, laissée au pré avec son taureau puis avec son veau et ses copines, atteignant régulièrement la vingtaine d’années, bon pied bon oeil, avant de passer à la casserole, entre les deux eh bien y’a pas photo.

Je ne crois pas à l’arrêt de la consommation de viande, je ne suis pas plus royaliste que le roi, ni plus végan que les indiens. Je préfèrerais de loin que notre élevage se rapproche le plus possible des conditions de vie normale des animaux, dont on prélèverait un petit nombre (ou une partie du lait) régulièrement et respectueusement, pour notre consommation.

Ca veut dire, comme toujours, faire des choix. Faire vivre l’éleveur que l’on connaît, qui travaille bien, qu’il produise de la viande, du lait ou des oeufs, qu’il s’occupe de vaches, de chèvres, de cochons, de moutons ou de volailles.

Et arrêter, non pas les produits carnés et laitiers, mais certains produits carnés ou laitiers, ceux basés sur un mode de production industriel. Ceux qui engraissent les intermédiaires. Sur le dos des vaches. Et sur le dos des ouvriers.

Et vous aurez un gros poutou parfumé de Marguerite !